A quoi rêvent les grecs ?

Publication originale le 25 novembre 2012  pour le site Greek crisis 

Un intrus apparaît au milieu d’une série de rêves amenés par un analysant : Une bombe atomique explose, des visages sont couverts de pustules. « Que les hommes aient créés la manière de détruire leur espèce, pose problème » dira-t-il comme seule association. Et la parole, qui file, d’évoquer les autres rêves, clairement liés à sa problématique. Quand plus tard, je reviendrai sur les pustules ; j’aurai pour toute réponse qu’il s’agit d’un cliché quant aux personnes atteintes par des radiations atomique. Je n’insiste pas, garde le rêve dans un coin de ma mémoire, tout en laissant voguer mes propres associations.

Ce rêve est-il pur intrus dans la séance ? Ou serait-il le représentant, la présence active, dans sa vie psychique, d’une actualité explosante, irradiante, blessante… N’y aurait-il nul besoin d’être au cœur de l’atomisation du lien social, d’être confronté aux privations grecques pour que leur écho entre dans le cabinet d’un psychanalyste bruxellois ?

Récemment, Panagiotis Grigoriou écrivait « que de nombreux citoyens des pays dits centraux (France, Belgique…), n’ont sans doute pas réalisé qu’ils traversent pour l’instant leur 1938 (et ses illusions), tandis que nous [grecs], et peut-être bien les Espagnols, les Italiens ou les Portugais, nous subissons l’hiver déjà terrible de 1942. »

Le rêve qui arrive ainsi dans la séance me rappelle le livre de Charlotte Beradt « Rêver sous le III° Reich » qui reprend les rêves qu’elle consigne (plus de 300 ) entre 1933 et 1939, avant d’immigrer en Angleterre, puis aux États Unis où elle publiera un premier article qui ne deviendra un livre qu’en 1966.

Charlotte Beradt n’est pas psychanalyste et elle prend délibérément le parti d’écarter ce qui relève des conflits de la vie privée des rêveurs. On ne discutera pas ici de ce que cette sélection peut avoir d’illusoire, pour plutôt accepter de suivre l’auteur dans son projet – plein de sens aussi : « de tels rêves ne devaient pas être perdus, dit-elle, ils pourraient être retenus le jour où l’on ferait le procès de ce régime en tant que phénomène historique car ils semblaient pleins d’enseignement sur les affects et les motifs des êtres qu’on insérait comme des petites roues dans le mécanisme totalitaire » (p.50). L’historien dira d’ailleurs de ces fictions humaines qu’elles « ne proposent pas une représentation réaliste de la réalité mais n’en jettent pas moins une lumière particulièrement vive sur la réalité d’où ils proviennent » (Reinhart Kosselleck, Postface p. 182), il va même plus loin en évoquant une valeur de pronostic du fait que beaucoup d’histoire rêvées anticipaient la catastrophe en devenir.

Nous ne céderons pas à la tentation de réhabiliter les rêves prémonitoires pour plutôt mettre en avant la manière dont le préconscient peut s’emparer avec talent du climat ambiant. Et l’on peut suivre Charlotte Beradt qui défend avec force le fait que « ces rêves traitent bien de relations humaines perturbées, mais perturbées par l’environnement » (p.55)

Je rêve qu’en rêve par précaution je parle russe (je ne le connais pas, en outre je ne parle pas en dormant) pour que je ne me comprenne pas moi-même et que personne ne me comprenne si je disais quelque chose à propos de l’État parce que c’est interdit et que cela doit être dénoncé. (p 86)

On a beau savoir que la grenouille qui s’adapte à l’eau qui chauffe progressivement finira par mourir, ce qui m’a le plus touché dans les rêves relatés, c’est à quel point ils montraient un désir d’adaptation à une situation devenant de plus en plus folle.

Au départ, Freud théorisa le rêve comme tentative de réalisation d’un désir. La guerre 1914-18, ses névrose traumatiques, ses cauchemars à répétition l’amena à compléter sa théorie dans le sens de tentatives du rêveur de retourner infiniment à la situation traumatique pour tenter de la maitriser. Cette compulsion de répétition s’entend aussi, par exemple ici :

Je rêve que je m’installe solennellement à mon bureau après m’être enfin décidé à porter plainte contre la situation actuelle. Je glisse une feuille blanche, sans un mot dessus, dans une enveloppe et je suis fier d’avoir porté plainte, et en même temps j’ai vraiment honte.

Une autre fois j’appelle la préfecture de police pour porter plainte et je ne dis pas un mot. (p.94)

Les tentatives d’adaptation à la folie du III°Reich, plutôt que d’évoquer la réalisation d’un désir, fait penser à la situation de l’enfant abusé qui s’identifie à l’agresseur et qui incorpore non seulement ses actes mais aussi sa culpabilité. Alors, le livre de Charlotte Beradt apporte encore un nouvel éclairage : « Dans la préoccupation vitale dont ils témoignent de devoir survivre psychiquement à l’empiétement mortifère de l’environnement [… ils permettent notamment] de reconsidérer la notion clé de traumatisme, et de l’élargir jusqu’à la prise en compte de formes plus insidieuses, quotidiennes et redoutablement efficaces sous le masque de la banalité (François Gantheret, Postface p. 236)

Seul le rêveur peut parler de son rêve, peut l’interpréter. Je garde donc le rêve de mon patient dans un petit coin de ma mémoire, d’où il sera éventuellement tiré par un autre évocation. Mais quand je quitte mon cabinet, vois les cars de police qui protègent les sommets européens et les graffitis en contrepoint, je ne puis, par les temps qui courent, m’empêcher de me demander à quoi ressembleraient les rêves que pourrait recueillir aujourd’hui, Charlotte Beradt, en Grèce… en Europe.

Quel sort réserver aux agresseurs sexuels ?

Parution originale le 5 juillet 2006 dans Le Soir  – Vincent Magos, Mark Mertens, Francis Martens, psychanalyste et  Nadine Vander Elst*

À l’heure où l’agresseur sexuel revient sur le devant de la scène, des voix discordantes s’élèvent pour s’interroger sur le sort à lui réserver, ou pour proposer des solutions radicales — quelquefois hautement toxiques pour la démocratie. D’emblée, nous rappellerons que le risque zéro n’existe pas et, qu’à moins de mettre un policier derrière chaque citoyen, des agresseurs sexuels potentiels resteront en liberté. Il faut également rappeler qu’éduquer les enfants dans un climat de méfiance, en insistant sur le fait qu’aucun adulte n’est réputé fiable, est tout aussi toxique pour leur développement. Il ne s’agit certes pas ici de choisir entre punir ou soigner, mais bien de punir et, le cas échéant, soigner. Évitons néanmoins l’absurdité, car imaginer que le «psy» parviendra à réparer ce que le pénal n’a pas réussi à restaurer est aussi peu réaliste que prescrire une thérapie en fonction d’un délit et non pas d’une pathologie. Notons que «punir» est un acte éthique pour peu qu’il ne s’agisse pas de vengeance : c’est maintenir un être dans son humanité en lui gardant sa responsabilité. Par ailleurs, proposer un cheminement thérapeutique à celui dont la route n’a jamais croisé de véritable parole, c’est lui donner la chance de faire éclore un désir de changement. Il s’agit là de deux champs complémentaires. Si c’est au «judiciaire» qu’il incombe d’assurer la protection de la société et de régler le sort des coupables, c’est aux «praticiens de la santé» qu’il appartient de mettre en place, pour ceux qui en relèvent, un cadre thérapeutique adéquat.

Actuellement, la loi impose que la libération conditionnelle d’un agresseur sexuel soit liée à un suivi. Cette exigence n’est pas réaliste. En effet, ceux qu’on nomme «auteurs d’infractions à caractère sexuel» ne relèvent d’aucun profil univoque. Sous ce label voisinent aussi bien le harcèlement téléphonique, que le «frotteurisme» ou le viol suivi de meurtre. De plus, l’examen clinique montre la diversité des psychopathologies sous-jacentes à des conduites d’apparence identique. Les approches possibles sont multiples. Il est essentiel de commencer par distinguer les auteurs relevant du régime pénitentiaire commun, de ceux incarcérés sous celui de la «défense sociale», car jugés irresponsables. Il faudrait effectivement prévoir un accompagnement pour toutes ces personnes, mais dès le début de leur détention. N’oublions pas que si le bénéfice de la libération conditionnelle se voit assorti d’une exigence de suivi, il n’en est rien pour les condamnés qui vont à fond de peine. Il serait urgent de créer, à l’intérieur des prisons, des antennes des actuelles équipes thérapeutiques externes. Ceci permettrait d’assurer une continuité après la sortie.

Dans notre pays, trois centres spécialisés ont été mis en place par le Ministère de la Justice, aux fins de d’évaluer la possibilité pour un détenu de suivre un traitement et, le cas échéant, de l’orienter. Il faut savoir que, vu la pauvreté des moyens, ces centres sont débordés et ne peuvent assumer correctement leur mission.
Pour la minorité des délinquants aptes à s’engager dans une psychothérapie après leur détention, quelques structures sont financées. Après évaluation, il serait urgent de s’en inspirer pour former des cliniciens susceptibles de s’engager dans ce travail très spécifique. Quant aux détenus inaptes ou non désireux de s’engager dans un chemin thérapeutique, il y aurait lieu de supprimer pour eux cette obligation. Prise au pied de la lettre, elle ne peut être que source de démarches perverses ou de thérapies inutiles. Il apparaît essentiel, par contre, de promouvoir leur accompagnement par des «assistants de justice» aux effectifs et à la formation renforcés.

En général, le système pénitentiaire s’avère plus disqualifiant que resocialisant. Le coût sociétal des séquelles de l’emprisonnement est pourtant sans commune mesure avec celui qu’exigerait la transformation des prisons en espaces de dignité et de droit. Il est peu resocialisant pour un agresseur sexuel de se faire violer et maltraiter par ses codétenus. Plus généralement, il est frappant de voir ces condamnés affublés de la tunique de «bouc émissaire paradoxal», tant par les autres prisonniers que par le reste des citoyens. «Paradoxal» parce que, bien que leur culpabilité ne fasse aucun doute, leur mise au pilori est sans rapport avec leur dangerosité réelle. Si la violence de certains peut s’avérer atroce pour une victime en particulier, elle s’avère en effet moins délétère pour le corps social que la froideur calculatrice du commerce des armes, de la criminalité économique, ou de la prise en otage des enfants par la publicité. Tout se passe comme si les réactions au crime sexuel procédaient d’un impact plus symbolique que rationnel, et comme si l’agresseur sexuel tendait à notre violence un miroir insupportable que nous n’arrivons à conjurer qu’en le brisant. Dès 1915, Freud remarquait que les horreurs de la guerre étaient sans rapport avec les nécessités du combat. Tout se passe comme si les exigences morales s’écroulaient comme château de cartes au moindre prétexte patriotique… Qu’on pense à la systématisation du viol en ex-Yougoslavie et au déferlement sadique au pénitencier américain d’Abou Graib. En réalité, la «nature humaine» procède non de l’instinct mais de la pulsion — cette dernière découlant des stimulations et contraintes de la prime enfance. Racine du désir, la pulsion constitue aussi l’obstacle le plus commun à la vie en société. Elle veut tout et tout de suite. Seul le fragile édifice culturel arrive à la contenir. S’il se lézarde, c’est la porte ouverte aux angoisses les plus archaïques.

Les déclarations sur l’incompressibilité des peines, la castration chimique, les technologies de contrôle, le registre national des agresseurs sexuels, ne devraient s’inscrire que dans une réflexion balisée par l’éthique, le politique, et le scientifique tout à la fois. Or, c’est la dérive populiste qui prévaut — surfant sans vergogne sur l’émotion collective. Il importe dès lors de rappeler que si l’abus sexuel peut s’avérer meurtrier, là n’est pas la norme : ordinairement il hante plutôt le silence des familles (90% des cas). Les statistiques montrent que les condamnés en la matière récidivent beaucoup moins que les autres, notamment en matière de viol. En France, en 1995, les crimes et délits en matière sexuelle ne représentent que 12,5% des motifs d’incarcération. En 2002, si le taux général de récidive – toutes délinquances confondues – s’élève à 59%, il chute à 15% chez les délinquants sexuels.

Il nous faut réfléchir à une façon à la fois humaine, rigoureuse et réaliste de contenir quelques grands criminels, mais l’exception qu’ils représentent ne devrait pas faire conclure à l’incurabilité de tous. Ce serait éthiquement arbitraire et scientifiquement infondé. Pour le reste, n’hésitons pas à prophétiser que lorsque les ingrédients technologiques et politiques de la «société sans risque» auront été mis en place, nous serons peu à en profiter car il s’agira d’une société sans vie.

* Vincent Magos, psychanalyste, responsable de la Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance (Ministère de la Communauté française) ; Mark Mertens, pédopsychiatre, responsable de l’équipe de traitement des auteurs d’infractions sexuelles du SSM-UCL ; Francis Martens, psychanalyste, vice-président du CAB (Centre d’appui bruxellois pour l’étude et le traitement des agresseurs sexuels) ; Nadine Vander Elst, psychanalyste, responsable de l’équipe de traitement des auteurs d’infractions sexuelles du SSM-ULB.

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